Cette année, les conditions de ski en haute montagne sont parfaites en ce mois de juin pour accrocher quelques virages tout là-haut dans les raides pentes orientées au nord. Cette situation ne durera pas en raison du travail de sape du dégel et du regel qui les transformeront en dévaloirs inskiables ou pire encore, en des empilements de dalles friables entremêlés d’écharpes de neige terreuse et sale empêchant toute tentative de descente avant l’hiver prochain.
L’objectif sera la face nord du Pigne d’Arolla tout au fond du val d’Hérens. Du côté de la météo, le grand-beau est annoncé. Il fera probablement suffisamment froid demain matin à 8 h pour traverser à pied, le glacier recouvert d’une solide couche neigeuse. La prudence me recommande de commencer par l’ascension du même itinéraire pour juger de l’enneigement et de jauger les passages scabreux, en escalade mixte, sous le sommet.
Après un traditionnel repas à l’auberge du Glacier, je gare le bus au bout du parking des installations de remontée mécanique pour ne pas trop attirer l’attention des surveillants pendant la nuit. Le reste de la soirée se passe allongé dans la tente de toit du bus, hypnotisé par la présence de cette montagne dont la forme caractéristique se noie gentiment dans l’obscurité naissante. Sa face nord capte déjà la lueur de la Lune fraîchement accrochée à l’aiguille de la Tsa me replonge irrémédiablement dans les souvenirs de notre première rencontre, quarante-cinq ans plus tôt.
Alors, jeunes alpinistes en formation, nous écumions les itinéraires de la vallée avec une insouciance et une confiance renforcée par les guides célèbres dont la mission était de nous transmettre leur passion, de nous pousser hors de notre zone de confort tout en canalisant notre penchant pour une approximative légèreté. La montagne s’abordait avec plus de traditions. Le rituel quasi religieux se déclinait toujours de la même façon. Il commençait par la montée en cabane le jour précédant la course avec des sacs trop lourdement chargés de matériel additionné de l’approvisionnement du refuge pour lequel les guides contribuaient largement. Puis, il se poursuivait, après le repas du soir, par la revue de l’itinéraire choisi ponctuée par l’annonce de l’heure de départ puis des jalons horaires idéaux suivis de l’analyse des sections délicates. Ce jour-là, le départ est prévu à quatre heures.
Après une nuit très agitée probablement due à la tension qui s’est gentiment installée, le réveil me tire d’un sommeil profond venu trop tardivement pour que je me sente reposé. Il a fait très froid, car le gel tapisse l’intérieur des vitres. C’est bon signe pour la suite !
J’ingurgite rapidement un peu de thé et de biscuits avant d’enfiler une légère couche respirante sous le petit sac souffrant alourdi par les skis et les chaussures. Je remonterai la moraine en basket pour gagner un peu de temps et d’énergie. En sus d’un peu de nourriture et d’une veste isolante, le casque, une broche à glace, une paire de crampons et les deux piolets ont aussi trouvé place dans mon paquetage. Au dernier moment, j’y ajoute une fine corde de rappel… au cas où… !
Je progresse rapidement et j’atteins ainsi le glacier de Pièces en moins de quarante-cinq minutes. Les baskets sont prestement remplacées par les mocassins de ski. Elles attendront sagement mon retour sous un caillou de la moraine. Après une traversée à pied du glacier sans souci, l’écharpe de neige donnant accès à la face nord est avalée tambour battant. Aucune comparaison avec son laborieux parcours lors de ma première ascension.
Les belles promesses de course tranquille faites dans la soirée en cabane avaient volé en éclat dès le réveil. Pietro (*), le guide, avait dû dormir tout habillé, il hurlait déjà à l’extérieur de la cabane alors que nous avions à peine réussi à descendre au réfectoire pour le petit-déjeuner. Nous avions dû littéralement sauter par la fenêtre et nous encorder machinalement sans avoir ni mangé ni sorti les lampes frontales. S’en suivit un long pas de course sur le glacier ponctué des quelques habituelles engueulades sur la rapidité ou la qualité de nos manœuvres de cordes. Le premier repos s’offrit à nous une heure et demie plus tard, bloqués au début de cette traversée qui ne valait même pas la peine d’être mentionnée dans la description de la veille, Pietro vociférait à qui voulait l’entendre qu’il fallait nous laisser la voie libre. Une cordée moins expérimentée avait bivouaqué sur la moraine et se trouvait coincée dans un escarpement rocheux dû à l’exceptionnelle fonte des neiges de cet été. Nous subissions les commentaires démoralisés du premier au fil des tentatives sans voir ce qui se passait exactement plus haut. Après plus d’une heure d’attente, au premier rayon du soleil, quand le dernier essai se solda par un « Je n’y arrive pas, je vais redescendre… », Pietro pris d’un accès de furie soudain monta à sa hauteur en hurlant que s’il reculait, il le pousserait jusqu’au sommet à coup de crampons dans son postérieur. Le ton était donné et nous ne savions pas encore que question réprimandes, notre tour viendrait rapidement !
Ce matin, cependant, tout se passe sans difficulté ! Une fois la traverse franchie, j’attaque le bas de la face au pas de charge. Les pieds s’enfoncent d’un doigt dans la neige durcie, juste pour assurer une assise stable sans toutefois requérir trop d’efforts pour les dégager. Plus haut, je m’arrête pour reprendre mon souffle. Tout en progressant, je jette un œil à ma trace en dessous avec une pensée amusée pour le drôle de lièvre qui aurait pu laisser cette succession du même motif composé de deux impacts de pattes disposées verticalement par des pointes de pieds suivis des deux coups de piolets, alignés horizontalement de part et d’autre de la ligne. Étrangement, les traces les plus proches apparaissent plus étroites que celles situées plus loin en contrebas. En regardant plus bas, je ne peux que constater la transformation des belles et grosses marches du début en de fines éraflures faites par les pointes de mes crampons fichées dans la glace dure. Au-dessus de moi, la glace noire commence à pointer le bout de son nez un peu partout, entourant les affleurements de gneiss barrant le haut de la face. Encore quelques dizaines de mètres et je me retrouve à batailler pour ancrer mes engins sur une pellicule de verglas recouvrant des superpositions de plaques lisses. Un coup trop fort et cette fine draperie solidifiée volerait en éclat en laissant le métal sous mes pieds racler le rocher dans un crissement annonciateur d’une glissade potentiellement fatale. Quel contraste avec les conditions rencontrées bien des années auparavant !
Il faisait déjà trop chaud dès le départ de la cabane et le temps perdu plus bas avait fait empirer les choses. Nous nous enfoncions à chaque pas dans une neige molle et inconsistante. Le soleil nous avait dépassés sur sa trajectoire ascendante alors que nous étions embourbés dans un corps à corps épuisant avec cette soupe infâme. Nous nous évertuions encore à faire bonne figure aux yeux du guide en enfouissant nos piolets aux relais sans conviction et sans trop oser les toucher de peur que la pente ne se mette en mouvement et nous emporte avec elle. Pietro, lui, avait abandonné toute intention de progression alternée en poursuivant son étrange reptation vers le haut une fois que la corde était déjà tendue. Le rythme formé par la même séquence de trois pas en avant puis d’une glissade de deux pas en arrière, suivi d’une ou deux injures en italien bien senties. Ses dernières paroles intelligibles avant qu’il ne s’enfonce dans un mutisme inquiétant furent « Maintenant vous grimpez cent pour cent sûrs ! Si l’un de vous tombe, je lui pète la gueule ! » Un peu amusés par l’incongruité de ces mots dans de telles circonstances et portés par notre insouciance juvénile, nous l’avions accompagné au mieux en espérant qu’il reprenne ses esprits au plus vite.
Cependant, la dangerosité de la situation n’avait pas échappé à d’autres guides montés par la voie normale avec leurs clients. C’est donc au bout de plusieurs cordes mises bout à bout et tirées avec énergie par une dizaine de personnes que nous avions franchi la corniche plus en volant qu’en marchant. Après un atterrissage d’une élégance toute relative à côté de Pietro qui, ayant repris un peu de sa superbe, nous gratifia d’un « Bravo, c’est bien les petits gars ! » avant de se lancer au pas de course dans la trace menant à la cabane des Vignettes avec ses deux acolytes titubant attachés à l’extrémité de sa ficelle.
Aujourd’hui, je me retrouve seul sous la corniche, les crampons ripant sur les plaques humides, les piolets ancrés sous cette avancée de neige durcie par le vent.
Descendre à ski n’est déjà plus qu’un mauvais fantasme en raison des difficultés rencontrées dans la dernière partie. Il n’y a donc pas d’autres solutions que de forer un passage dans cette masse en espérant ne pas déstabiliser tout l’édifice. Ce n’est qu’après avoir creusé et rampé une bonne heure dans ce boyau vertical au-dessus d’un toboggan de quelques centaines de mètres, assuré par un mince filin à une broche peu fiable que je peux à nouveau m’asseoir au sommet du Pigne d’Arolla.
(*) Nom d’emprunt
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