Cette magnifique journée avait vraiment bien commencé. Je m’étais mis en route peu après le lever du soleil, prêt à faire de belles rencontres. En suivant mon itinéraire préféré qui commence par la traversée d’espaces cultivés avant de gagner la forêt, je me suis retrouvé sur cette sente qui serpentait au fond d’une combe. Je me senti oppressé alors que les arbres me tendaient leurs branches comme une sorte de haie d’honneur immobile. Une certaine sérénité me gagnait au contact de leurs branches que mes mains effleuraient de part et d’autre de la tranchée verte. Un sentiment de calme et de plénitude remplissait mon organisme au fur et à mesure que ces bras s’ouvraient vers l’avant et comblaient l’espace dans mon dos avec des frémissements lancinants.
Les sens en alerte, je fis une pause en bordure d’une clairière, à l’affut d’un reflet ou d’un mouvement révélateur d’une présence animale. Immobile, je scrutais l’espace devant moi comme un tableau duquel devrait surgir quelques détails que le maître y aurait inséré. Malheureusement, les va-et-vient du regard entre les repères caractéristiques de la toile imaginaire ne révélaient rien de concret mis à part une vision troublée par l’intensité de la quête.
Cependant, sur le sol, plusieurs traces étaient encore perceptibles. En se baissant jusqu’au niveau des empreintes, la piste se suivait comme un livre ouvert. La préface commençait par de nombreuses touffes d’herbe qui ne montraient pas le même profil que leurs semblables. Les indices laissés çà et là alimentaient la progression dans cette histoire dont rien ne permettait encore d’en deviner l’issue.
Les cinq dépressions formées par les coussinets d’une patte fine mais puissante indiquaient le passage d’un prédateur du lieu. La suite se poursuivit à quatre pattes pour mieux appréhender la direction prise par le chasseur devenu proie sans qu’il le sache encore. Le visage au ras du sol autorisait une meilleure lecture des différentes pages du récit. Un parfum musqué, lancinant dominait l’odeur plus envoutante du sol humide. Mes mains suivaient les empreintes unes à unes essayant de donner un sens aux variations d’écartement, de pression et de rythme. Subitement, Ce n’était plus une mais deux traces que je suivais. La piste initiale était maintenant imbriquée avec une autre dont le chemin fait d’alignements quasi orthogonaux de paires de pattes ne laissait aucun doute sur son propriétaire. Le lièvre, auteur de ces dernières s’était assurément mis entre de très mauvaises mains.
Des séquences répétées d’impacts espacés dans la mousse et la boue qui résiste encore au retour du soleil indiquaient une course effrénée. Les changements de trajectoires inopinés n’avaient probablement pas pour but d’épater la galerie mais relataient plutôt une volonté de s’échapper et de distancer une menace. Au détour d’une branche basse franchie en rampant, la couleur de l’herbe était teintée par un liquide sombre et visqueux. La vision de ces perles rouges qui brillaient au soleil sur les futs des ciguës fit rebondir l’intensité de ce thriller improvisé et par la même occasion baisser la côte de la future victime.
A partir de ce point, la panique était perceptible dans la trace les plus petites. Les sauts étaient moins puissants et moins précis, les changements de direction moins brusques. Des séquences de trajectoires rectilignes, bien qu’élégantes, ne révélaient que l’engourdissement du cerveau, déjà vaincu par un adversaire trop puissant.
Çà et là, une forme oblongue se déchiffrait en négatif à terre relatant une chute ou une manœuvre d’évitement infructueuse. Les perles cramoisies étaient devenues des marres reliées par des ruisseaux. Le rapprochement des pas indiquait un ralentissement des courses des deux protagonistes de cette tragédie. Toute la relativité du temps était exposée dans ces éléments alors que le rythme ralentissait mais que la fin se rapprochait à une vitesse terrifiante. L’odeur changea brusquement de tonalité, la fragrance du fauve était maintenant supplantée par le parfum du sang et de la mort qui paralyse les sens et l’esprit.
Subitement, les mots n’arrivent pas à sortir de ma bouche. Je veux crier pour donner une chance au plus faible de fuir. Fugitivement, j’arrive à me mettre à la place du tueur qui doit prendre sa dime chaque jour pour survivre et faire vivre sa descendance. Toute ma contradiction veut que je lui porterais naïvement à manger en prélevant d’autres vies pour éviter ces assassinats répétés.
Mes bras s’agitent de façon désordonnée alors que mes mains arrachent feuillages et branchages autour de moi. La lumière s’infiltrant au travers de mes paupières fait s’éloigner ce monde de bruit d’odeurs et de sensations troubles. Mon nez est planté dans l’humus. Je ne perçois plus cette odeur de mort autour de moi. Les gouttes de sang ont disparu des herbes proches. Aucune trace sur le sol, pas de cadavre aux alentours. Les gouttes que j’essuie sur mon visage de vienne pas de la rosée du matin non plus mais de mon front trempé de sueur.
Mes yeux s’entrouvrent avec peine. Tout est encore confus dans mon esprit. J’ai la sensation de percevoir une présence dans les fourrés derrière moi. En me retournant, je distingue une ombre fauve dans les ronces. Deux grandes oreilles sont pointées dans ma direction. Un œil à moitié ouvert semble m’adresser un signe quasi complice.
Nos regards se croisent longuement comme si chacun cherchait à accorder ce qu’il voyait avec ce qu’il ressentait. Le geste que j’amorce a pour conséquence de nous remettre mutuellement dans nos réalités respectives. Une rapide volte-face le projette face aux grands espaces et la dernière image que j’ai de cette rencontre est sa silhouette qui s’échappe en volant sur les herbes sèches du champ fraîchement fauché.
A côté de mon bras tendu devant moi deux magnifiques empreintes de goupil pointent leurs griffes dans ma direction.
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